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  • Photo du rédacteurPatricia Nagler

Mettre des mots, encore et encore


Il est tôt ce jour là lorsque je suis réveillée par la sonnerie du téléphone. Un Cabinet d’accompagnement Psychologique d’Urgence me demande si je suis disponible pour me déplacer jusqu’à Reims*. Je donne mon accord. Une fois le téléphone raccroché, je file sous la douche, rassemble quelques vêtements que je mets en vrac dans un sac. Je réserve mes billets de train par internet. Je file prendre le métro.


Arrivée à la gare, je prends le temps d’avaler un café, cherche mon quai, entre dans le wagon, trouve ma place et je me pose enfin. Je suis assise sur un siège Solo. Cela me va bien, je vais avoir le temps de réfléchir à ces accompagnements qui m’attendent. Le train quitte doucement la gare et, tout en regardant le paysage défiler, je me remémore l’entretien téléphonique du petit matin. J’ai senti la montée d’adrénaline que me procure à chaque fois l’urgence. Je me dis que les gens que je vais rencontrer risquent d’être très émus, fragiles, en grand besoin de paroles. Je sens une crainte sourde m’envahir peu à peu. En fait, je me rends compte que je ressens de l’appréhension. Un homme, jeune, 35 ans, s’est jeté depuis le 8ème étage de son entreprise, un matin gris et froid de ce mois d’octobre…


Je me demande ce que je vais rencontrer comme situation, si je pourrai discuter avec la Direction de l’entreprise où cet homme travaillait. Est-ce que la police est encore sur place, la famille sera t’elle là ? Bref, je me prépare à ces moments à venir…


Quelques heures plus tard, je saute du taxi qui m’a récupérée à la gare et j’arrive devant l’entreprise. Fantasmes… d’où a t’il sauté, où s’est retrouvé son corps ? Les questions fusent dans mon esprit. Et je sens toujours cette appréhension qui m’occupe et me bouleverse.

J’entre dans le bâtiment, une secrétaire m’accueille et m’amène jusqu’au bureau du Directeur. Le CODIR* (Comité de Direction) est là, dans son ensemble. On s’assoit et chacun parle, décrit la situation, fait l’état des lieux. Nous voilà à échanger sur ce qu’il serait bon de mettre en place. Chacun reste digne. Ces dirigeants se disent bouleversés et un peu perdus face à cette situation. Sur le mur, devant moi, une série de tableaux : la lignée des patrons qui se sont succédés, depuis 1950…


Je n’ai plus le temps d’écouter mon ventre, ni mes sensations ou mes états d’âme : parler, écouter, rassurer, conseiller, répondre à des questions. Nous décidons d’un commun accord de mettre en place des espaces et des temps ritualisés. Permettre à chacun de pouvoir par un geste, un objet, une respiration, une pensée, que sais-je, pouvoir dire adieu et rendre hommage à un collègue disparu de façon si brutale, si inattendue et incompréhensible.

Puis, je m’installe dans la pièce que l’on met à disposition, afin de recevoir chacun, seul, en petit groupe, à deux, comme bon leur semble.


Et la journée passe, je ne vois pas le temps s’écouler. J’écoute, j’entends, le désarroi, la colère, la culpabilité, la peine et le chagrin. Et chacun de décrire sa part, son vécu de cet instant partagé du destin tragique de Georges T.*


Jeanne* me dira être obsédée par ce corps qu’elle a vu passé sous ses yeux, devant sa fenêtre. Au départ, elle n’a pas identifié un corps : « Tiens, quelqu’un a laissé tomber un sac ?! » se dit-elle. Puis, elle se penche et là, 6 étages plus bas, elle aperçoit un corps, une flaque de sang qui s’agrandit et elle comprend qu’un être humain vient de s’écraser au sol.

Elle quitte la fenêtre, hébétée, abasourdie. Au moment où l’on se rencontre elle est toujours sous le coup de la stupeur. Nous prendrons le temps de parler. Mettre des mots, encore et encore, pendant la semaine passée dans ce bureau, à partager, à accueillir les larmes, les pleurs, le chagrin, l’incompréhension, la stupeur… Le temps que le deuil s’enclenche, que la réalité soit accueillie, assimilée peu à peu et prenne sa place...


Dans le couloir, deux portes plus loin, ont été installées des photos de Georges T.*, une bougie, un livre d’Or, des fleurs. Chacun peut venir s'y recueillir et y déposer ce que bon lui semble.


19 : 30, retour à l’hôtel. Un hôtel banal, classique, dessus de lit orange, téléviseur en face du lit, une bouteille d’eau et deux bonbons sur la table de nuit. Assise sur le bord du lit, je sens la fatigue m’envahir. La journée a été longue, les témoignages se sont succédés. Et je pense particulièrement à Jean D.


Jean D.* qui est arrivé vers 7 :40. Il a déposé ses affaires sur son bureau, pris un café au distributeur près de la porte d’entrée. Puis, comme tous les matins, il s’est dirigé sur le parvis pour fumer sa cigarette avec Georges T. Mais voilà, ce ne sera pas un matin comme tous les autres et Jean s’en veut ne n’avoir rien vu venir. « On a fumé notre clope, discuté de la température, je lui ai demandé des nouvelles de sa petite dernière, on a souri d’une blague que Paul nous a raconté. Puis, il nous a dit, « bon, j’y vais ». »


Et là, Jean raconte combien le souvenir de ce moment le hante. Aurait-il dû voir, ou percevoir quelque chose ? Qu’est ce qu’il n’a pas entendu qu’il aurait fallu entendre ? Qu’a t’il omis de dire ou de faire ? Qu’est ce qu’il aurait pu faire pour empêcher Georges de monter et de sauter !


Me voilà sur le bord du lit, où, à mon tour, je ressasse et je songe…


La semaine va s’écouler, les journées vont se suivre. Les témoignages s’enchaîner, les larmes couler, les colères remonter à la surface, l’incompréhension s’exprimer, la culpabilité reprendre le dessus, encore et encore. Le Deuil est en train de se déployer, de s’exprimer, de se vivre.


Tous ces gens m’ont touchée, avec leurs questionnements, leurs doutes et leur confiance, leurs douleurs, leurs peines, leurs forces. Des situations comme celle-ci j’en ai rencontré plusieurs. En effet, pendant quatre ans, je voyageais à travers le pays pour répondre à l’urgence. Et à chaque fois, je serai marquée par l’humanité, la force de vie quand la mort, la violence, l’inattendu viennent frapper une équipe, un lieu... des gens…


Des espaces de parole, des temps pour se dire et être entendu, des moments pour déposer le plus lourd, des temps de rencontres et de questionnements, sont indispensables. L’entreprise, les structures d’accueil, et, d’une manière générale, les lieux de travail en ont grandement besoin. Sinon, le risque est fort d’user les salariés à la corde et le pire peut alors se déployer.


*Tous les noms de personnes et de lieux ont été transformés afin de respecter la confidentialité

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